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Responsabilité des dirigeants : le voile social est-il percé ?

 

À quoi s’expose un dirigeant d’entreprise en cas d’infraction, de délit ou autre ? L’entreprise “personne morale” n’est en effet pas toujours seule responsable et le chef d’entreprise doit lui aussi s’attendre à des sanctions.
 
On parle couramment du paravent ou voile social (“corporate veil” en anglais) pour désigner le fait que les dirigeants sont en principe protégés par la personnalité morale de la société.
Dès lors qu’un dirigeant agit au nom et pour le compte de la société, il engage la responsabilité de cette dernière et non la sienne personnellement. Toutefois, ce voile est loin d’être impénétrable et les occasions de “percer le voile social” (“piercing the corporate veil” en anglais) tendent à se multiplier.
 
Une responsabilité pénale reconnue de longue date
La responsabilité pénale du chef d’entreprise est retenue de longue date par la jurisprudence.
Elle vise aussi bien des actes commis directement par le dirigeant avec, le cas échéant, un intérêt personnel (abus de biens sociaux, banqueroute…) que des délits dits “formels” prévus par des législations spécifiques (droit du travail, règles d’hygiène et sécurité, délits douaniers, atteinte à l’environnement…).
Le dirigeant peut faire écarter sa responsabilité seulement en démontrant l’existence de délégations de pouvoirs obéissant à des exigences strictes définies par la jurisprudence.
Dans les grandes entreprises, la chaîne de délégations est bien organisée. En revanche, elle est souvent défaillante ou purement informelle dans les PME.
À noter que la fin du mandat social n’emporte pas extinction de la responsabilité pénale. L’ex-représentant légal reste responsable des faits commis alors qu’il était encore en fonction et peut donc se trouver mis en cause plusieurs mois voire années après son départ.
Dans certains cas, les dommages et intérêts alloués aux victimes peuvent être pris en charge par la société en qualité de civilement responsable. Toutefois, cette possibilité est loin d’être un principe. En effet, la chambre criminelle de la Cour de cassation retient que le dirigeant doit répondre des conséquences dommageables de l’infraction dont l’intéressé s’est rendu personnellement coupable, même si ce délit a été commis dans le cadre de ses fonctions de dirigeant social.
Les dommages et intérêts alloués aux victimes incombent alors personnellement au dirigeant sur ses deniers propres et s’ajoutent aux sanctions pénales (amendes voire peines d’emprisonnement).
 
Le cumul entre la responsabilité pénale de la personne morale et celle de son dirigeant
La création puis généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales n’absout en rien son dirigeant.
Pour mémoire, la responsabilité pénale des personnes morales permet de sanctionner cette dernière par des mesures telles qu’amendes, interdiction temporaire voire dissolution. Elle suppose que l’infraction ait été commise par un représentant de la personne morale (ou une personne ayant reçu délégation).
L’article 121-2 du Code pénal prévoit explicitement que la responsabilité pénale de la personne morale n’exclut pas celle des personnes physiques auteurs ou complices des mêmes faits.
Dans ce cas, les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis sa réalisation ou qui n’ont pas pris les mesures pour l’éviter, sont responsables pénalement si elles ont soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer.
Un exemple récent permet d’illustrer la combinaison de responsabilités pénales en découlant. Un salarié décède des suites d’une chute d’une passerelle de douze mètres par une trappe laissée ouverte et dénuée de toute protection. Tant la personne morale que ses dirigeants ont été déclarés coupables d’homicide involontaire, et le dirigeant, en outre, au titre de l’infraction à la réglementation sur la sécurité des travailleurs (Cass. crim., 2 mars 2010).
La cour d’appel relève que du fait des manquements imputables au dirigeant de la société, la responsabilité pénale de la personne morale se trouve également engagée. C’est donc la responsabilité du dirigeant qui va entraîner celle de la personne morale sans pour autant écarter la première.
 
L’évolution récente des juridictions civiles : une mise en cause personnelle du dirigeant de plus en plus fréquente
Diverses dispositions permettent la mise en cause de la responsabilité du dirigeant par la société elle-même, les associés, mais aussi par les tiers.
La société ou ses associés peuvent rechercher la responsabilité du dirigeant pour des fautes de gestion commises par le dirigeant dans le cadre de sa mission.
La voie est plus étroite pour les tiers qui doivent établir une faute du dirigeant séparable des fonctions sociales même si cette faute est commise à l’occasion desdites fonctions.
Jusqu’aux dernières années, les actions engagées par des tiers restaient rares et étaient acceptées avec parcimonie. Elles deviennent aujourd’hui plus fréquentes et surtout plus largement admises par la jurisprudence.
Le principe a été posé en 2003. La Cour de cassation a jugé alors que le dirigeant engage sa responsabilité personnelle quand il commet “une faute intentionnelle d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice normal” de ses fonctions (Cass. com., 20 mai 2003). Il s’agissait en l’occurrence de la gérante d’une société qui avait cédé à son fournisseur, en règlement de livraison de matériaux, deux créances qu’elle avait déjà cédées à une banque. En application du principe ci-dessus, elle fut personnellement condamnée à réparer le préjudice résultant pour le second cessionnaire.
La notion de faute intentionnelle incompatible avec l’exercice normal des fonctions est en elle-même difficile à cerner. On la qualifie souvent de faute détachable étant observé que le dirigeant peut commettre une faute détachable tout en agissant dans les limites de ses attributions.
Par exemple, en 2006, la Cour de cassation avait considéré que le défaut de souscription par la société d’une assurance construction obligatoire n’était pas une faute séparable des fonctions du dirigeant et n’entraînait pas sa responsabilité personnelle (Civ, 3e, 4 janvier 2006).
Signe des temps, dans des circonstances similaires, elle a estimé au contraire que la faute du dirigeant, consistant dans l’omission de faire souscrire par l’entreprise une assurance obligatoire, engageait la responsabilité du dirigeant vis-à-vis du tiers victime qui se trouve ainsi privé de la couverture de l’assureur (Cass com, 28 septembre 2010, Cass. com., 18 mai 2010).
Les réparations civiles allouées aux victimes peuvent faire l’objet d’une prise en charge par les assurances, mais de façon limitée puisque sont exclues les fautes intentionnelles (qui sont fréquentes). En revanche, la couverture d’assurance est exclue pour les condamnations pénales (amendes pénales ou fiscales).
En conclusion, le voile social est loin d’être absolu et ses trouées se font de plus en plus larges.
Peut-être faut-il en voir la cause dans la recrudescence des défaillances d’entreprises qui, en pratique, aboutit souvent à priver les tiers des bénéfices des actions engagées contre la société.
Parallèlement, la jurisprudence en cette matière est devenue complexe si bien qu’il est souvent difficile d’anticiper et surtout difficile d’identifier et ainsi éviter le risque dans une situation donnée.
Tel est le véritable enjeu pour le juriste, à savoir fournir un conseil adapté en identifiant à chaque instant les risques réels et trouver des solutions fiables sans paralyser l’action du dirigeant, et nécessaires à la conduite de l’entreprise.

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