Entreprendre

Qui sont les fondateurs d’entreprises « innovantes » ?

Qui sont les entrepreneurs français aujourd’hui ? Pourquoi créent-ils leur entreprise ? Ont-ils une vision façon Elon Musk, ou est-ce motivé par d’autres raisons plus personnelles ? Nous assistons à un essor de la création d’entreprises. Mais pour autant, créer une entreprise ne va pas de soi. Après une étude au long cours portant sur 97 entreprises innovantes (ou « start-up »), qui devrait bientôt être éditée en ouvrage, la sociologue Nathalie Chauvac nous explique que l’entrepreneur individuel, « schumpétérien », n’existe pas – et que les start-uppers sont des « innovateurs ordinaires », soumis à l’échec possible.

 

Un mot sur vos recherches ?

J’ai participé pendant plusieurs années à un programme de recherche sur les entreprises innovantes (appelées souvent « start-up »), avec les deux co-auteurs du livre, les sociologues Jean-François Barthe et Michel Grossetti. Nous avons mené une enquête sur les entreprises innovantes, avec l’objectif d’analyser, avec une démarche sociologique, les trajectoires des entrepreneurs à l’origine de ces fameuses entreprises. Nous avons étudié les cas de 97 entreprises, considérées par des dispositifs d’appui (pépinières, incubateurs, Agence Nationale de Valorisation de la Recherche (ANVAR), etc.) comme innovantes. Elle sont en grande majorité dans des secteurs industriels, comme l’informatique, la mécanique, l’électronique, les biotechnologies, l’aéronautique. Elles sont basées à Toulouse, Grenoble, Marseille, Montpellier et Bordeaux. Nous avons laissé Paris de côté, parce que nous voulions analyser l’entrepreneuriat ordinaire : pas de grands groupes ou d’entreprises très visibles, mais des entrepreneurs qui travaillent autour d’écoles d’ingénieurs et d’université.

 

Quel est le profil de ces entrepreneurs « innovants » ?

À la suite de nos recherches, il est possible d’affirmer que les créateurs d’entreprise n’ont pas forcément à la base de capacités particulières pour cela, mais qu’ils se sont lancé en raison d’un contexte personnel et professionnel particulier. Les entrepreneurs ne sont pas exceptionnels, mais ordinaires. Ils n’obéissent pas à une « vision », à une vocation irrépressible, ou encore à une soif d’enrichissement, mais ils répondent plutôt à des circonstances professionnelles incertaines. Ainsi, bien souvent, ils ne sont pas disruptifs, mais créent leur entreprise pour sortir d’une situation difficile en entreprise.

Les créateurs d’entreprises innovantes sont, deux fois sur trois, des salariés qui veulent développer un projet d’innovation… mais qui veulent aussi et surtout préserver une manière de travailler ou leur situation. Ainsi, ce sont souvent des personnes en situation instable, ou qui craignent de s’y retrouver. Ils ne sont pas forcément dans une situation précaire, mais ils se sentent en instabilité. Soit ils ont le sentiment d’être menacés dans leur travail (menaces de licenciement, de mobilité géographique, de changement de poste), soit ils ne s’y retrouvent plus parce que leur entreprise a décidé d’abandonner l’activité qu’ils menaient. Certains arrivent aussi en fin de carrière.

Les créateurs de start-up prennent toujours des risques. Leur profil est particulier : la plupart sont issus de formations d’ingénieurs, de formations universitaires, beaucoup sont diplômés, et ont donc des profils qui leur permettent d’avoir des postes bien plus rémunérés que ce qu’ils auront aux débuts de leur jeune entreprise. Ils utilisent les dispositifs existants, dont les allocations chômage quand ils sont licenciés, mais cela reste tout de même moins confortable. Ils mobilisent aussi beaucoup les financements personnels, ce qu’on appelle le « love money », c’est à dire les proches ; c’est un engagement personnel de leur part. Enfin, ce qu’on ne dit pas assez, c’est qu’ils mobilisent en fait leurs relations personnelles pour des financements, mais qu’en fait, leurs premières ressources, sont leur réseau professionnel.

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Les créateurs d’entreprises innovantes sont donc rarement isolés…

L’entrepreneur individuel, isolé, schumpétérien, qui crée tout tout seul, n’existe pas. C’est un mythe. Dans deux cas sur trois, la création d’entreprise est un acte collectif – la plupart du temps, au moins deux personnes (parfois plus, jusqu’à six) s’associent pour constituer la nouvelle société. Aux côtés des fondateurs (souvent un tandem « école de commerce » – « école d’ingénieurs »), interviennent des contacts qui leur apportent de l’aide : d’anciens collègues, des enseignants, des relations familiales ou amicales. Les créateurs d’entreprise bénéficient par ailleurs d’un réseau étendu (de relations professionnelles et de confrères) qu’ils peuvent solliciter en cas d’obstacle. On est donc loin de l’image d’un fondateur visionnaire et isolé, mais davantage sur des collectifs d’entrepreneurs. Et même quand il y a un seul créateur, on s’aperçoit vite que plusieurs personnes étaient impliquées à l’origine.

Dans un certain nombre des entreprises étudiées, des chercheurs se sont investis dans la création : par exemple, ils ont soutenu d’anciens doctorants qui ont décidé de créer leur entreprise après leurs recherches – parfois à travers des conventions passées avec leurs laboratoires ou via la loi Allègre sur l’innovation (qui permet à un chercheur de participer en tant que dirigeant ou associé à la création d’une société), mais fréquemment sans être salariés et sans rien y gagner.

Souvent, l’entreprise innovante va se baser non seulement sur une technologie innovante ou un savoir-faire particulier, mais aussi sur les relations professionnelles acquises – et les entrepreneurs vont beaucoup utiliser leur réseau pour recruter, obtenir des informations, ou encore du travail permettant de tenir le temps que la technologie proposée se développe…

 

Que se passe-t-il quand un entrepreneur est isolé ?

La création d’entreprises innovantes est liée à un encastrement dans un milieu professionnel donné : les ressources mobilisées sont ainsi, dans la moitié des cas, fournies par des relations professionnelles. Il y a très peu de fondateurs individuels, et les rares personnes qui créent seules leur start-up, sans réseau, sont plus souvent en échec que les autres.

Pour un demandeur d’emploi décidant de faire quelque chose de totalement différent, notamment, c’est très compliqué. Même si l’idée est géniale, il lui faut des relations, un réseau, des partenaires. Les créateurs d’entreprises innovantes ont la plupart du temps un background, une formation et une expérience qui n’est pas donnée à tout le monde. Ils sont très aidés (par des bureaux d’étude, d’autres entreprises, des financements publics comme le crédit d’impôt recherche…) – c’est grâce à cela que leurs entreprises arrivent à tenir de façon relativement durable (plus de 5 ans), et que leur taux d’échec est beaucoup plus faible que les chiffres globaux.

J’ai le souvenir d’un entrepreneur qui avait un projet dans un tout autre secteur que celui dans lequel il travaillait, qui nécessitait des compétences qu’il n’avait pas… Malgré sa très bonne idée, il n’avait pas les ressources professionnelles pour mobiliser ces compétences, il ne connaissait pas les codes du milieu professionnel dans lequel il voulait évoluer, et cela lui a créé beaucoup de difficultés. Son entreprise a coulé. Mais paradoxalement, son idée a ensuite été développée par d’autres, et marche aujourd’hui très bien… Le problème de la création d’entreprises, que l’on voit comme une espèce de mythe pour les chômeurs ou les jeunes étudiants, c’est que c’est possible, mais à condition de créer des liens avec le milieu professionnel que vous voulez rejoindre. C’est la raison pour laquelle on voit très peu de personnes qui réussissent une entreprise innovante sans réseau : avoir une idée, même géniale, ne suffit pas si l’on ne peut pas s’appuyer sur des clés d’entrée dans un secteur professionnel donné.

Il existe des dispositifs, comme les couveuses d’entreprises et les incubateurs, qui facilitent la vie au démarrage (avec notamment un hébergement plus aisé), et qui peuvent vous mettre en relation avec un professionnel du secteur visé, ou avec quelqu’un qui deviendra cofondateur de votre entreprise. Mais même là, rien n’est jamais simple, et dans deux cas sur trois, des conflits internes naissent, menant jusqu’à la fermeture.

 

En conclusion, ne crée pas Google qui veut ?

Ceux qui ont pour projet de créer une entreprise innovante doivent garder à l’esprit qu’avant de se lancer, ils doivent réunir les bonnes ressources, et ne surtout pas penser qu’ils pourront créer Google ou Facebook tout seuls. Ils doivent aussi garder en tête que leur entreprise restera petite pendant des années (avant de grossir), qu’ils prennent des risques et que cela représentera beaucoup d’investissement en temps, en engagement et en énergie. Ils auront besoin tout au long de leur aventure d’être soutenus largement. Il leur faudra un réseau professionnel, des soutiens, des financements, du temps et des opportunités.

 

 

Nathalie Chauvac

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Nathalie Chauvac est chercheuse en sociologie à l’Université Toulouse 2. Elle s’intéresse aux trajectoires des salariés, des entreprises, aux relations sociales, aux réseaux sociaux et souhaite développer des projets de recherche dans ce sens. Depuis 2013, elle est maîtresse de conférences et gérante de SCOOL, une coopérative de recherche en sciences humaines et sociales.

 
 
 

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